CHAPITRE VIII
Le commandant Jokron, Joe Koel, Rad Bissis, Dob Brasdin, ainsi que le vieux Hel Sitine et l’astronome Boel Nitang – un humanoïde de la constellation de la Balance – étaient assis autour d’une table ronde, dans la cabine-observatoire de l’Horahor. Ils examinaient des photos du ciel qui avaient été prises un quart d’heure plus tôt.
Depuis une heure, ils étaient sortis du continuum et naviguaient dans l’espace normal. Ils avaient franchi la zone neutre et étaient dans la galaxie des hols, c’est-à-dire devant des constellations inconnues. Car les étoiles ne sont pas visibles d’une galaxie à une autre : la pellicule de substance neutre forme un écran impénétrable.
Pour les guider, ils n’avaient qu’un document : une des pages du fameux livre rouge, qui figurait une carte du ciel tel qu’il apparaissait aux hols de leur frontière galactique.
Les quatre officiers et les deux savants assis autour de la table ronde avaient un singulier aspect. Ils portaient des vêtements d’un rouge corail, faits d’une fibre très fine obtenue en partant de la substance neutre. Leurs mains, leurs visages, leurs cheveux et même les parties de leurs corps qu’on ne voyait pas étaient d’un bleu éclatant. Cet équipement et cette couleur insolite de leur peau avaient leur raison d’être et procédaient d’indications déchiffrées dans le message des hols. Les vêtements spéciaux et l’enduit artificiel constituaient une protection efficace contre les terribles vibrations des durups. L’astronef lui-même et les scaphandres étaient eux aussi équipés pour mieux résister à ces vibrations.
L’astronome Boel Nitang leva sa main fine qui comptait six doigts très effilés.
— Voyez cette photo, dit-il. Là, dans le coin gauche, une constellation composée de sept étoiles… Leur disposition est très caractéristique… On la retrouve sur le document des hols.
— C’est exact, dit Jokron… Et ici, ces cinq étoiles… Les voici sur notre photo… Il s’agit maintenant de repérer l’étoile Zihor, dans le système de laquelle se trouve la planète Hihar, d’où Horahor et ses compagnons sont partis…
C’était, en effet, vers cette planète qu’ils avaient l’intention de se diriger.
Déjà, ils avaient lancé des messages dans la langue des hols, pour signaler leur approche. Mais ils n’avaient pas encore reçu de réponse.
Pendant une demi-heure, ils restèrent penchés sur les photos, les examinant à la loupe avec le plus grand soin. Ils venaient de repérer avec une quasi-certitude l’étoile Zihor et se préparaient à l’observer directement dans le ciel, avec le télescope électronique, pour calculer exactement sa distance et déterminer sa nature, lorsqu’on leur porta un message. Hel Sitine le prit et le déchiffra.
— C’est une réponse ? demanda Jokron.
— Non. C’est un S.O.S. émanant d’un astronef hol qui est attaqué par les durups. Il donne sa position… Mais je crains que ses indications ne soient pour nous bien obscures dans l’état actuel de notre connaissance de cette galaxie…
Le professeur n’avait pas terminé sa phrase qu’un coup de téléphone appela le commandant dans la salle des radars. Ils s’y précipitèrent tous. L’opérateur leur montra le grand écran où se déplaçait un point lumineux.
— J’ai déjà fait les calculs, dit l’opérateur. Il s’agit d’un astronef de forte taille. Distance environ deux millions de kilomètres. Coordonnées 30 et 62, à droite, par rapport à notre axe de marche. Les petites traînées minuscules qui l’entourent doivent être des durups.
Jokron donna immédiatement des ordres pour qu’on se portât dans cette direction. Malgré le danger, il préférait prendre contact le plus vite possible avec un astronef hol, afin d’éviter les embûches dont cette galaxie inconnue devait être remplie. Il ne lui déplaisait pas au surplus que cette entrée en matière avec les hols prît la forme d’un acte de solidarité.
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* *
Ce fut une chaude affaire et, pendant quelques minutes, Jokron regretta presque de s’être mis dans le cas de compromettre sa mission.
Bien avant d’avoir atteint l’astronef en détresse, le Horahor fut lui-même attaqué par une nuée de durups. Devant cette avalanche, tout l’équipage eut d’abord la certitude qu’il était perdu. C’eût été vrai, s’il avait été à bord d’un vaisseau ordinaire. Mais les procédés de protection enseignés par les hols se révélèrent efficaces. Alors que les astronautes auraient dû être torturés à mort par les terribles vibrations émanant des créatures lumineuses, c’est à peine s’ils entendaient un léger « duuuu ruuuuup ». Pourtant, ils n’avaient encore jamais vu, d’aussi près, une telle concentration d’adversaires. Il y en avait des milliers, qui les entouraient, formant autour du navire de l’espace une sorte de nuage verdâtre et phosphorescent. Mais la coque du Horahor tenait bon.
Rad Bissis, à qui était confiée la direction du groupe chargé de la défense – poste qu’il avait revendiqué et que Jokron lui avait confié volontiers – avait pris place dans la principale des tourelles armées. Il dirigeait la manœuvre avec un calme extraordinaire. Mais sous ce calme se cachait une violente passion.
Sa haine envers les durups, envers ces monstrueuses créatures qui lui avaient ravi celle qu’il aimait, ne connaissait pas de limite. Depuis deux mois, il n’avait cessé de penser à Nora avec l’ardent désir de venger sa mort.
Il donnait des ordres avec précision, tantôt au pilote de l’astronef qui constamment changeait de direction, plongeait, se redressait, tantôt aux astronautes chargés de la manœuvre des armes. Le Horahor était puissamment armé, et d’une grande mobilité.
Les durups explosaient par dizaines à la fois, mais revenaient sans cesse à la charge.
Rad s’aperçut vite qu’ils étaient plus sensibles au flux Gamma qu’aux décharges atomiques.
En fait, les hols ne connaissaient pas les rayons Gamma. Les assaillants semblaient déroutés par cette arme nouvelle. Rad Bissis s’en avisa et, après une feinte, fit cracher ensemble tous les engins qui émettaient ces rayons. La décharge causa des ravages terribles. Les durups, plus clairsemés maintenant, battirent en retraite.
Trois minutes plus tard, le Horahor approchait de l’astronef en péril. À travers les hublots, on pouvait l’apercevoir à l’œil nu. Il était encore entouré de durups, mais se défendait toujours.
Une nouvelle bataille recommença, mais elle fut plus prompte et moins pénible que la première. Les durups, ayant maintenant affaire à deux adversaires, ne tardèrent pas à lâcher prise. Ils se dispersèrent dans toutes les directions pour éviter d’être eux-mêmes poursuivis et exterminés.
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Quand Rad Bissis regagna la cabine de commandement, il y trouva Jokron, Koel et Hel Sitine. Ce dernier était en train de traduire un message que leur avait lancé l’astronef qu’ils venaient de secourir. Bientôt, il put le lire aux trois officiers :
« Astronef Sirohur à astronef Horahor. – Bien reçu vos messages. – Vous nous avez sauvés. – Vous remercions avec émotion. – N’espérions plus avoir aucune nouvelle de l’astronef envoyé dans votre galaxie. – Déplorons sa perte, mais sommes heureux que vous ayez recueilli son message et veniez à notre aide. – Sommes très sensibles au fait que vous ayez, baptisé voire astronef Horahor, du nom du plus pur de nos héros. – Nous mettons à votre disposition pour vous guider. – Où désirez-vous aller ? »
Jokron fit transmettre aussitôt la réponse : « Sommes heureux avoir pu vous sauver. – Comptions atterrir sur planète Hihar. »
Les deux astronefs suivaient maintenant une course parallèle, à cinquante kilomètres l’un de l’autre. Cinq minutes s’écoulèrent et on apporta au commandant un nouveau message que Sitine traduisit :
« Planète Hihar est maintenant occupée par durups, mais la majeure partie de sa population a pu être évacuée. – Vous proposons de gagner planète Brango, dans système Hory. – C’est notre plus forte citadelle dans galaxie. – Avons déjà signalé votre arrivée et demandé flottille de protection pour moment oh sortirons du continuum à proximité système Hory. – Durups sont certainement informés votre venue et mettront tout en œuvre pour vous empêcher prendre contact avec nous. – Mais avant que replongions dans continuum, il est nécessaire qu’effectuions synchronisation temps afin établir tableaux de concordance entre nos deux modes de mesure. – Dans quelques instants, vous transmettrons un top, puis, un peu plus tard, un second top. Entre les deux, se seront écoulés quinze roars. Cent roars font un béroar, et vingt béroars un clossol. – Pour la vitesse, prendrons comme unité celle de la lumière. – Un roar-lumière étant l’équivalent de cent brobols, le brobol étant lui-même divisé en cent bols. Attention. – Prions d’enregistrer dans quelques instants le premier top. »
Jokron donna aussitôt des ordres.
— Je crois, dit-il ensuite, que nous avons bien fait de prendre contact avec cet astronef. Ceux qui le commandent, malgré l’attaque qu’ils viennent de subir, m’ont l’air d’avoir gardé un grand sang-froid et de penser à tout. Ces hols me sont déjà très sympathiques. Je crois que nous nous entendrons bien avec eux.
Pendant une heure encore, la conversation se poursuivit entre les deux vaisseaux de l’espace. Les tableaux de concordance furent établis et soigneusement vérifiés de part et d’autre. L’astronef Sirohur donna à l’astronef Horahor une foule de renseignements utiles concernant notamment la prochaine plongée dans le continuum, la durée du trajet dans celui-ci, la direction, la dérive probable.
Le dernier message reçu par Jokron fut : « Préparez-vous à faire feu sur les durups dès votre sortie dans l’espace normal. – Ils seront sans doute dans le voisinage, et non pas sous forme de corps lumineux, mais avec des astronefs que vous reconnaîtrez à leurs formes plus ramassées et à leur couleur sombre, tandis que les nôtres sont de couleur claire. – Dans dix beroars, nous disparaîtrons dans le continuum. – Préparez-vous à nous suivre à cinq beroars d’intervalle, soit neuf minutes dix-sept secondes de votre temps. »
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Jokron et Koel étaient dans la cabine de pilotage.
Ils voguaient depuis quatre heures à une vitesse fantastique, franchissant les années-lumière dans la nuit du continuum spatio-temporel. Ils allaient atteindre leur but dans quelques instants.
— Je me demande, fit Koel, à quoi peut bien ressembler cette planète Brango où nous allons ?
— Nous le saurons dans quelques instants. Mais j’ai idée qu’elle ne doit pas être très différente des planètes humaines, à en juger d’après ce que nous savons déjà des hols.
— La vie ne doit pas y être très drôle…
— C’est la vie qui nous attend tous si nous ne venons pas à bout des durups.
— J’espère que nous en viendrons à bout. Mais j’avoue que pour le moment, hélas, je ne vois pas comment.
Tout en parlant, ils ne quittaient pas des yeux l’horloge galactique.
— Il est temps de se préparer, dit Jokron.
Ils se penchèrent sur les appareils du tableau de bord. L’opération à laquelle ils allaient se livrer était complexe et délicate. Sur un cadran chiffré, une aiguille avançait par saccades. Simultanément, Jokron et Koel pressèrent sur plusieurs boutons. Pendant quelques secondes, ils éprouvèrent un léger vertige et fermèrent les yeux. Quand ils les rouvrirent, ils aperçurent les étoiles à travers les hublots. Un gros soleil jaune était devant eux.
Dix secondes ne s’étaient pas écoulées que la salle des radars les prévenait : sur les écrans, on voyait une foule de points lumineux, des astronefs. Amis ou ennemis ? C’est ce qu’ils ne savaient pas encore. Mais déjà le Sirohur leur lançait un message :
« Devez voir sur vos écrans radars deux flottilles. – Celle de gauche par rapport à notre axe de marche est constituée par astronefs des durups. – Vautre est amie. – Ne vous exposez pas, ne prenez point part au combat. – Faites crochet sur la droite. – Espérons pouvoir assurer votre protection. – Gagnez au plus vite planète Brango. »
Jokron comprit que, cette fois, il ne fallait pas prendre un nouveau risque. Il donna des ordres pour que fût immédiatement effectuée la manœuvre conseillée par le Sirohur.
Quelques minutes plus tard, ils étaient à l’abri derrière la flottille des hols. Deux astronefs, avec qui ils échangèrent des messages, se détachèrent de celle-ci pour les escorter. Mais sur leurs écrans, ils purent suivre pendant un quart d’heure la bataille qui déjà s’engageait. Elle leur parut formidable. Il y avait, dans chaque camp, près de cent vaisseaux de l’espace, et on distinguait nettement ceux qui explosaient sous les coups de l’adversaire.
— Heureusement que nous n’en sommes pas encore là dans notre galaxie ! murmura Jokron.
Ils voguèrent pendant une demi-heure sans incidents, approchant de la planète Brango dont le disque était déjà très apparent à l’œil nu. Puis une nouvelle flottille se dessina sur les écrans. Mais leurs escorteurs les prévinrent que c’étaient des hols qui accouraient pour renforcer leur protection.
Une heure plus tard, ils amorçaient la manœuvre de décélération. Un message leur demanda de se placer pendant une demi-heure sur une orbite autour de Brango, parce que les hols voulaient s’assurer, avant qu’ils ne prennent contact avec le sol de cette planète, que leur carapace de matière neutre était bien étanche. Ils jugèrent cette précaution prudente. Ils avaient presque oublié, en effet, qu’ils étaient dans le domaine de l’antimatière et que la moindre parcelle de matière provenant de leur galaxie, si elle n’était pas isolée, pouvait provoquer des catastrophes.
Un tout petit astronef – lorsqu’ils eurent effectué la manœuvre demandée – s’approcha du leur et actionna une sorte de vaporisateur qui les recouvrit d’une légère couche d’un liquide inconnu. S’il y avait eu une fissure dans leur revêtement isolant, elle eût été immédiatement décelée. Mais tout se passa très bien, et un message leur fit connaître qu’ils pouvaient atterrir sur l’astroport de Rohohir, la capitale de la planète.
Des radars installés au sol les guidèrent dans cette opération.